MÜLLER (HEINER)

MÜLLER (HEINER)
MÜLLER (HEINER)

«Mortel à l’homme est le méconnaissable»: ce vers tiré de sa pièce Horace (1968) pourrait servir d’exergue à l’œuvre dramatique de Heiner Müller. Tous ses textes exposent en effet le moment où, sous l’effet du mensonge, de la trahison ou de l’aveuglement, l’individu se retrouve, dans ses passions et ses actions, face à une image méconnaissable, parfois monstrueuse, de lui-même. Cette expérience est d’abord collective, historique et politique: c’est le communisme, une espérance devenue méconnaissable pour avoir ignoré son propre potentiel de violence et forcé ceux qui s’en réclamaient à être hantés par des millions de victimes. Une telle expérience requiert l’invention d’une écriture capable d’évoquer les dimensions tragiques de l’événement, alors même que la forme de la tragédie et son rapport au mythe sont séparés de l’auteur contemporain par une distance sans doute infranchissable.

Né le 9 janvier 1929, Heiner Müller a grandi en Saxe et dans le Mecklembourg avant de se fixer à Berlin. De famille modeste, il est entré dans la vie littéraire sans études supérieures; attentif au parler populaire, défiant à l’égard des autorités et des intellectuels, il se présentera souvent comme un communiste contestataire. Son expérience première est celle de la violence politique et de la guerre: en 1933, son père, opposant aux nazis, est arrêté et enfermé pendant des mois dans un camp de concentration. Enrôlé dans les unités militaires supplétives en 1945, Müller voit la défaite du Reich et l’occupation russe; puis il assiste à la naissance de la République démocratique allemande (R.D.A.), à la nationalisation des usines et à la collectivisation des campagnes. Quand son père, à nouveau inquiété, mais par les Soviétiques, se réfugie à l’Ouest, il reste, lui, en R.D.A., pays qu’il ne quittera plus jusqu’à l’effondrement de 1989. Sa vie se confond avec sa carrière d’auteur dramatique, bien qu’il ait écrit aussi des récits, de brefs textes de pensée et, surtout, de nombreux poèmes.

Le temps d’un Mur (1958-1989)

Müller débute au théâtre en 1958 avec Le Briseur de salaires et La Correction , deux «histoires de production», c’est-à-dire d’usines à reconstruire ou de grands chantiers à édifier. Avec la première, il réalise un projet que Brecht avait conçu avant lui – écrire une pièce sur un ouvrier activiste – et attire l’attention par son refus d’enjoliver la condition ouvrière. Pour la seconde, il est obligé de changer son texte afin de pouvoir le faire jouer: c’est la première fois qu’il subit des pressions, et la dernière fois qu’il y cède. Malgré ces difficultés, il reçoit, avec sa femme Inge, sa collaboratrice, le prix Heinrich Mann et il est regardé en haut lieu comme un talent prometteur.

Ces débuts favorables sont brisés à l’automne de 1961. Le Mur de Berlin, dont il a dit plus tard avoir approuvé la construction, vient d’être érigé, et la R.D.A. connaît une forte tension intérieure. On ne tolère ni la liberté de ton ni l’expression des différences, encore moins celle des contradictions; or tout cela caractérise le nouveau texte de Müller, L’Émigrante ou la vie à la campagne (1957-1961), chronique de la collectivisation en forme de comédie. La pièce est interdite aussitôt après la première, et l’auteur traité en «ennemi de l’État»: on confisque ses manuscrits, on l’exclut de l’Union des écrivains, on refuse son autocritique. L’histoire de sa production se partage désormais en deux séries de phases: celles où il peut être joué en R.D.A., et les autres.

Les années suivantes sont difficiles sur le plan professionnel, matériel et moral. En 1965, deux pièces importantes sont publiées, mais non montées; une nouvelle semonce politique lui est infligée; en 1966, sa femme Inge se donne la mort. Pourtant, en 1967, soutenu par deux metteurs en scène, Benno Besson et Ruth Berghaus, Müller est de nouveau joué: les sujets d’actualité lui étant interdits, sauf sous une forme édulcorée, il devient, pour un temps, adaptateur de Sophocle, d’Eschyle, de Shakespeare et d’auteurs contemporains, russes ou est-allemands. Pourtant, même ces adaptations posent des problèmes; la plus subversive, Philoctète (1965), sa première grande pièce politique et son texte le plus important à cette date, est créée à Munich en 1968. Date capitale: c’est le premier pas de Müller hors de la R.D.A. Dès lors, il est joué en Allemagne fédérale, en Suisse et même à Paris (Philoctète , 1970); mais sa notoriété est celle d’un adaptateur des «classiques», dont les réécritures font parfois scandale à l’Ouest et à l’Est (Macbeth , 1972).

Au début des années 1970, la R.D.A. connaît un changement de situation: de nouveaux dirigeants, un crédit plus grand sur le plan international, un espoir de voir liquider l’héritage stalinien. Dans ce climat meilleur, Ruth Berghaus et Benno Besson œuvrent à la «réhabilitation» de Müller: le Berliner Ensemble (fondé par Brecht) lui commande et crée Ciment (1973), tiré d’un roman russe des années 1920; la Volksbühne reprend L’Émigrante , interdite depuis quinze ans, et crée trois pièces nouvelles entre 1974 et 1976. La plus retentissante est, en 1975, La Bataille , montée par Manfred Karge et Matthias Langhoff. La pièce évoque l’Allemagne ordinaire sous le nazisme et pendant la guerre (ce que Brecht n’avait pas fait) et remet en cause la version officielle de l’antifascisme comme celle de l’hitlérisme. Parallèlement, les textes «séditieux», interdits en R.D.A. parce qu’ils évoquent la question de la violence en politique, commencent à être joués à l’étranger: Horace (1968) est créé en R.F.A. en 1973 et Mauser (1970) en 1975 à l’université d’Austin (Texas), lors d’un long séjour de Müller aux États-Unis. L’auteur subversif supplante l’adaptateur.

À l’automne de 1976, quand le chansonnier Wolf Biermann est arbitrairement privé de sa citoyenneté est-allemande par les autorités, les rapports se tendent de nouveau entre les milieux littéraires et le régime communiste. Celui-ci riposte par la répression, provoquant le départ de nombreux écrivains, intellectuels et artistes, notamment Besson, Karge, Langhoff. Müller reste en R.D.A., où, un moment surveillé par la police politique, la Stasi – on ne le saura qu’en 1993 – il est surtout peu joué. En sept ans, deux pièces seulement sont créées à la Volksbühne, en 1980: Le Chantier , interdit depuis quinze ans, et La Mission (encore est-ce au Studio d’essai). L’essentiel de sa production, alors considérable, se concentre en R.F.A. Hambourg, Munich, Francfort voient des créations importantes: en 1978, le fragment Fatzer , d’après Brecht, et Germania Mort à Berlin ; en 1979, Vie de Gundling ; ces trois textes sont des vues peu complaisantes de «la misère allemande» à différentes époques. Mais c’est à Bochum, dans la Ruhr, que sont créées les pièces les plus récentes, notamment par Karge et Langhoff: Pièce de cœur en 1981, Quartett , adaptée des Liaisons dangereuses de Laclos, en 1982, le triptyque Rivage à l’abandon en 1983, Anatomie Titus en 1985; Müller y met lui-même en scène La Mission en 1982. Quant à la pièce qui deviendra la plus célèbre de cette période, et sans doute de toute l’œuvre de Müller, Hamlet-machine (1977), elle est créée en français, d’abord à Bruxelles, puis à Saint-Denis, à la fin de 1979. À Saint-Denis, la mise en scène de Jean Jourdheuil ouvre la porte à une série de premières en français, qui culmine en 1985 avec Quartett , montée par Patrice Chéreau. En 1984, enfin, sa première collaboration avec Bob Wilson, à Cologne, consacre la stature internationale de Müller. D’écrivain politique, le voici propulsé dramaturge «postmoderne».

Son influence est alors considérable. Entretiens et interviews se multiplient: Müller est traité par les journalistes en ambassadeur officieux de la R.D.A. Les distinctions officielles se succèdent en R.D.A. comme en R.F.A. (prix Büchner en 1985). Il est toujours très joué à l’étranger (R.F.A., Autriche, États-Unis), mais c’est la R.D.A. qui redevient le centre de sa création. De 1985 à 1987 sont créés les trois premiers volets de La Route des chars , qui ont pour cadre l’U.R.S.S. en guerre et Berlin-Est lors du soulèvement de juin 1953. En 1988 a lieu, au Deutsches Theater, la reprise du Briseur de salaires , sa première pièce, créée trente ans auparavant. Müller, qui en assure la mise en scène, y inclut Horace , qui n’a jamais été joué en R.D.A., et le quatrième volet de La Route des chars. Le cinquième n’étant connu en R.D.A. que par une lecture publique, c’est en français qu’a lieu la création mondiale de la série complète, à Bobigny, en février 1988, dans la mise en scène de Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret. Quand arrive le «tournant» historique de l’automne 1989, Müller est en train de monter Hamlet (et Hamlet-machine , inédit en R.D.A.) au Deutsches Theater. Il prend une part active au mouvement protestataire des intellectuels et salue la fin de l’emprise du parti unique, tout en regrettant que la R.D.A. ne puisse continuer à exister pour elle-même. Son dernier texte à ce sujet s’intitule, de façon significative, «Plaidoyer pour la contradiction» (décembre 1989).

L’œuvre dramatique

Par les sujets qu’elle traite, l’œuvre de Heiner Müller dessine une trajectoire assez nette: partie d’une confrontation avec les changements que le socialisme visait à introduire en R.D.A. – dans les «histoires de production» –, elle s’élargit par deux fois à d’autres thèmes et à d’autres époques pour revenir, mais sous un angle différent, à son centre d’intérêt initial: l’Allemagne. Même s’il est impossible à évoquer dans les seules limites de l’époque contemporaine, le destin allemand, confronté au révélateur du communisme comme utopie, comme système et, dans le cas de la R.D.A., comme régime, est le sujet principal de Müller.

Ces trois moments allemands sont séparés par deux périodes plus longues et plus expérimentales, au cours desquelles l’œuvre est moins facile à saisir, parce qu’elle explore plusieurs voies en même temps. Cela tient d’abord à la façon dont la visée politique s’élargit et s’approfondit. Au départ, les «histoires de production» se caractérisent par leur façon violente, et opposée aux vues officielles, de restaurer le jeu de la division et de l’altérité dans tous les secteurs envisagés, notamment celui des rapports entre le monde ouvrier et l’État et celui de l’exhumation du passé (où étaient les personnages au temps du nazisme?) Dans les années 1960 et 1970, Müller évoque plus directement les conflits politiques. Qu’il puise ses sujets dans l’Antiquité (Philoctète ), la révolution russe (Mauser , Ciment ) ou l’histoire allemande (Germania , La Bataille ), il suit désormais, et jusqu’à la fin de son œuvre, ce principe emprunté à Brecht: «Pas de foyer d’énergie sans foyer de peur.»

En progressant, son écriture donne aussi plus d’autonomie à des strates de signification qui, au départ, se trouvaient comprimées, mais non aplaties, par la mise en forme des conflits politiques et sociaux. Le texte très concis d’Hamlet-machine doit sa force à la manière dont, tout en paraissant explorer une impasse politique, il met à nu la question du rapport entre les sexes et fait jouer la figure de l’auteur. À partir de là, la question des sexes prend une place centrale dans La Mission ou dans Anatomie Titus , voire exclusive dans Quartett ou dans Paysage sous surveillance , sans qu’il s’agisse d’une découverte tardive: L’Émigrante , Le Chantier et Ciment lui ont déjà donné une place, accrue au fil des ans. De même pour la figure de l’auteur, bien que sa forme métaphorique (Ciment ) ou «autofictionnelle» (Vie de Gundling , Hamlet-machine , Quartett ) ait attendu les années 1970 pour se manifester et doter de réflexivité le texte dramatique.

Enfin, l’œuvre de Müller présente une singularité évidente: en raison des incertitudes croissantes de l’auteur sur le public qu’il touche (en 1977, il parle de «textes solitaires en attente d’histoire») et de son hostilité aux médias (à l’Ouest), elle s’éloigne souvent des formes traditionnellement appropriées au théâtre. Dans cette recherche de modèles, parfois décrite comme une esthétique du fragment, se distingue en premier lieu la promotion de la forme brève; au départ inspirée du «Lehrstück» brechtien, elle rompt parfois totalement avec le dialogue, la première fois avec Horace , pour prendre la forme du récit fait par un narrateur unique. Une seconde formule, expérimentée d’abord dans Germania , est celle du montage de textes narratifs et parfois poétiques, baptisés «commentaires», à l’intérieur du texte dramatique: ce montage fait sentir du dedans la différence des genres et la résistance qu’ils s’opposent mutuellement. Les pièces de Müller sont aussi, de façon croissante, des textes «au second degré»: l’adaptation de textes antérieurs, dramatiques ou, ce qui est beaucoup plus original, narratifs, y est constante et s’accompagne souvent de réécritures secondaires et de multiples collages de citations ou d’autocitations; et les trois principales strates de signifiance (politique, amoureuse et scripturale) y sont, de façon ouverte ou voilée, liées à des figures mythiques, à la fois récurrentes et insaisissables: Héraclès, Médée et Hamlet. C’est donc une œuvre délibérément littéraire, au sens où «la littérature est là pour opposer une résistance au théâtre», dit Müller, et où la forme de la tragédie n’est plus disponible, sinon par collage, montage ou récriture, alors qu’on ne peut se passer d’y faire référence.

Dans l’Allemagne réunifiée, le rôle de Müller n’est ni terminé ni mineur, d’autant que sa célébrité l’expose à des règlements de compte: en 1993, il doit se défendre d’avoir été quinze ans plus tôt un collaborateur de la Stasi; il assume néanmoins ses responsabilités à la tête de l’Académie des arts de R.D.A., puis du Berliner Ensemble. Il travaille beaucoup comme metteur en scène, montant notamment ses propres textes, inédits ou peu connus (Mauser , Quartett ), et remporte un grand succès avec La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, en 1995. Il souffre, en revanche, de n’avoir plus assez de temps pour écrire. Germania 3 , sa dernière pièce, est publiée et créée après sa mort, survenue le 30 décembre 1995 à Berlin.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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